La justice aujourd'hui, à entendre certains politiques, certains médias, voire certains intellectuels ne serait pas indépendante. C'est l'occasion de voir qui parle et selon quelles représentations des droits, de leur défense et de l'application de la loi.
Aujourd’hui, on est davantage dans une loi-règle du jeu, une loi-protection des droits fondamentaux. Ce n’est pas du tout contraire à la République ; cela va dans le sens d’une modernisation de la République par la loi.
Cet entretien a paru dans le dossier « Rallumer les Lumières » consacré à la lutte contre les extrêmes droites du no 300 d’avril-mai- juin 2025 de Profession Éducation, le magazine de la CFDT Éducation Formation Recherche Publiques
La condamnation de Mme Le Pen a suscité des charges anti-juges. Comment analysez-vous cette séquence ?

En France, nous avons une culture « anti-juridique » dans le sens où le lien social est de nature politique : on est français quand on partage les valeurs de la République, ce qui a pour conséquence un rapport à la loi très particulier. On la révère sans nécessairement l’appliquer. Règle rigide, pratique molle disait déjà Tocqueville. Et en effet, notre société reste régulée par un mixte aristocratique-égalitaire qui fait qu’il faut se conformer à l’honneur de son groupe : de la CGT à l’inspection des finances, il faut garder l’amour de ses pairs. La vraie régulation se fait par les groupes, mais la société française évoluant, ce fonctionnement vacille.
l’École a un rôle très important à jouer, (…), pour expliquer en quoi la loi dans la société française d’aujourd’hui agit comme une règle du jeu qu’il faut respecter pour que le jeu social soit productif
Jusqu’à il y a une quarantaine d’années, on n’attendait pas forcément du juge qu’il applique la loi comme une règle du jeu, et son rôle était circonscrit à régler les questions de fonds de commerce, de famille, d’ordre public… affaires très importantes mais périphériques par rapport au politique. C’est en train de changer et l’École a un rôle très important à jouer, à mon avis, pour expliquer en quoi la loi dans la société française d’aujourd’hui agit comme une règle du jeu qu’il faut respecter pour que le jeu social soit productif, efficace.
L’affaire Le Pen illustre bien la culture politique française : d’emblée, une interprétation politique a été donnée à une décision de justice qui vient rappeler la règle du jeu. Ce débat est un excellent matériau pédagogique pour remettre les choses à leur place car on a beaucoup parlé de l’inéligibilité de Marine Le Pen, et assez peu de la condamnation pour un crime de corruption consistant à avoir détourné de l’argent public. Et qu’est-ce que la corruption, sinon fausser la règle du jeu ! Donc, elle ne peut pas dire « j’ai faussé la règle du jeu, mais je dénonce les juges qui viendraient fausser la règle du jeu démocratique ». Une chose primordiale pour les juges est d’attester la place de la loi. Or la ligne de défense de Marine Le Pen n’a pas été de reconnaitre les faits, et partant de s’engager à ne pas récidiver. Je suis persuadé que cette posture d’humilité à l’égard de la loi est vertueuse pour tous les citoyens. On peut être puissant et en même temps, ce qui nous lie ensemble, c’est le respect d’une loi commune – plutôt que de lancer cette attaque contre les magistrats, à mon sens très préoccupante ! En revanche, la décision de la procureure générale d’audiencer cette affaire afin qu’elle passe avant l’élection présidentielle me semble faire partie des gestes normaux à l’égard de l’opinion qui, une fois épuisées les voies de recours, saura à quoi s’en tenir.
On peut être puissant et en même temps, ce qui nous lie ensemble, c’est le respect d’une loi commune
Qu’entendre quand on parle de « République des juges » ?
Que les juges jouent un rôle d’arbitre dans la cour des grands, nous n’y étions pas habitués du fait d’une répartition implicite des tâches – les choses importantes étaient du ressort du gouvernement, voire du Conseil d’État, et non des juges judiciaires. Ainsi, les juges ne sont pas devenus de nouveaux acteurs politiques ; ce sont les politiques qui sont de nouveaux justiciables. Cette évolution a d’abord touché les acteurs économiques sur la pression des Américains qui, après le Watergate, ont opposé une loi beaucoup plus stricte à leurs entreprises. Pour ne pas perdre en compétitivité, il fallait que leurs concurrents jouent le même jeu. La France ayant tardé à s’aligner, cela lui a couté cher car la justice américaine a poursuivi elle-même les entreprises contrevenantes (affaires BNP, Alstom…). Il a fallu attendre la loi Sapin 2, votée en 2016, pour se doter de dispositifs anticorruption, notamment d’un parquet national financier compétent dans les affaires de contrats internationaux. Elle a mis en œuvre la Convention judiciaire d’intérêt public par laquelle un justiciable peut négocier une amende avec le parquet financier. Cela choque certains, mais c’est un progrès au regard de l’impunité totale dont jouissaient les personnes morales en matière de corruption. Aujourd’hui la démocratie française est beaucoup plus mature de ce côté-là et c’est une avancée de l’État de droit.
les juges ne sont pas devenus de nouveaux acteurs politiques ; ce sont les politiques qui sont de nouveaux justiciables.
Peut-on critiquer une décision de justice ?
Je suis choqué quand le ministre de l’Intérieur dit qu’il n’appliquera pas des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). C’est le même qui dit que l’État de droit a des limites. Or non, il n’y a qu’à regarder ce qui se passe aux États-Unis. On peut critiquer les décisions de justice – dans une démocratie saine, c’est indispensable pour faire avancer la loi mais à une condition : ne pas remettre en cause l’institution ! Ce ne sont pas les juges qui comptent, c’est la loi. Il y a un réel danger à contester la légitimité de l’institution à travers des expressions comme le « gouvernement des juges ». On peut critiquer dans le cadre d’une amélioration des institutions (tribunaux, CEDH…), pas de leur destruction.
Vous parliez du rôle de l’École pour éduquer au droit…
En France, il y a une conception brutale de la loi républicaine. C’est triste à dire mais la loi a été un traité de paix au moment de la Révolution entre l’aristocratie et le peuple et elle continue d’être chargée d’un certain degré de violence. Ce qu’il faut, c’est comprendre qu’on change de culture. Aujourd’hui, on est davantage dans une loi-règle du jeu, une loi-protection des droits fondamentaux. Ce n’est pas du tout contraire à la République ; cela va dans le sens d’une modernisation de la République par la loi. Pour permettre aux élèves de s’approprier des rôles juridiques, on peut faire jouer des procès fictifs. Il y a une dimension jeu de rôles, mais comme dans la vie sociale ! Et c’est une façon de percer un certain nombre de faux mystères dont les juristes se drapent pour se protéger de la critique…
Vous défendez la justice restaurative pour les crimes massifs (viols, incestes)… Mais quel peut être son rôle en milieu scolaire ?
Il y a des choses à inventer car l’École est un lieu de transmission des valeurs juridiques et aussi un lieu d’expérimentation où les jeunes peuvent comprendre à travers leur expérience scolaire ce qu’est la justice restaurative, c’est-à-dire une justice centrée sur la victime (plus que sur l’auteur), fondée sur le dialogue (plus que sur l’accusation et la punition), et tournée vers l’avenir (plus que vers le passé).
Finalement, l’École est un lieu de justice dans tous les sens du terme : on peut y corriger les inégalités naturelles et sociales, mais encore on peut y mettre en scène quelque chose de plus profond qui est de l’ordre de l’humanité de tous, de la dignité – cela fait référence, par exemple, à l’intégrité morale et sexuelle du corps des élèves…
À titre d’exemple d’expériences éclairantes, je citerai un collège aux Ulis qui a mis en place un traitement restauratif de certaines infractions au règlement scolaire, avec une pièce dédiée où tous (parents des intéressé·e·s, personnels scolaires sans distinction : agents de service, administratifs, enseignants qui le veulent…) s’installent en rond, autour de la victime – une dimension horizontale qui sollicite les intervenants dans leur capacité humaine pour traiter d’une manière différente (par la parole, la réunion) le drame social élargi. Une CPE traite les harcèlements via les réseaux sociaux en demandant à l’intéressé·e de lire ses messages à haute voix devant ses parents, sa victime… En deux ans, le collège a divisé par 10 son nombre d’exclusions. Le climat scolaire s’en trouve plus apaisé.
Pour conclure sur votre dernier livre consacré à la justice restaurative appliquée aux crimes sexuels, pouvez-vous en présenter succinctement les principes et atouts ?
Les juges sont très soucieux de bien faire leur travail, mais quand on propose une justice plus rapide, voir expéditive comme le montre les tristement célèbres « comparutions immédiates », ils sont contre. Pourtant, il y a des pistes à trouver, notamment à travers la justice restaurative, pour traiter la petite délinquance et aussi certains crimes graves.
Ainsi, les crimes les plus fondamentaux comme l’inceste, la torture, les violences sexuelles commises par des religieux… sont paradoxalement les moins condamnés. Seulement 7 % des femmes violées portent plainte. En effet, c’est une violence particulière car c’est le seul crime où l’auteur se sent innocent et la victime coupable, craignant le scandale, le jugement des proches. Donc il faut apporter une véritable protection aux victimes d’inceste et de viols, qui prenne plus en compte leurs attentes, lesquelles ne sont pas toujours une demande de punition. Le Canada déploie une offre de justice restaurative (qu’il appelle « médiation sociale ») intéressante avec une protection immédiate des victimes qui peuvent aussi parler dans un milieu sécurisé et sécurisant de façon à prendre une décision éclairée… Il y a 1 600 homicides par an en France – pratiquement tous élucidés et jugés – et 10 000 fois plus de violences sexuelles (incestes et viols). On ne peut pas toutes les traiter sur un mode punitif, et punitif dur.
D’où l’urgence de réfléchir à une offre de justice plus intelligente, plus diversifiée, plus proche de ce qu’attendent les victimes pour faire baisser ce chiffre noir de non-dénonciation et pour satisfaire et apaiser les victimes, soigner et dépasser des violences intimes extrêmement délétères. C’est un vrai problème de santé et de sécurité publiques pour lequel il me semble que la justice restaurative offre des solutions à explorer. On ne peut pas se satisfaire de dire qu’il faudrait s’équiper pour que tous ces auteurs de crimes soient punis par des peines de prison décidées en procès d’assises. Il faudrait un budget considérable. En outre, les victimes disent qu’elles ne sont pas satisfaites, même quand leur auteur va en prison parce que cela ne résout pas leur problème (trauma) personnel.
Antoine Garapon est né en
Juge des enfants à Valenciennes puis à Créteil
Maitre de conférences à l’École nationale de la magistrature
Secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la Justice
Membre de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase)
Président de la Commission indépendante Reconnaissance et réparation pour la réparation des violences sexuelles commises par des membres des congrégations ou ordres religieux
Antoine Garapon est membre du comité de rédaction de la revue Esprit
Il anime sur France Culture l’émission « Esprit de justice ». À (ré)écouter: « Faut-il craindre un “gouvernement des juges” ? », 8 janvier 2025
2025 Pour une autre justice. La voie restaurative, PUF
2021 Le Numérique contre le politique. Crise de l’espace et reconfiguration des médiations sociales, avec Jean Lassègue, PUF
2018 Justice digitale : révolution graphique et rupture anthropologique, avec Jean Lassègue, PUF
2010 Le Gardien des promesses : le juge et la démocratie, Odile Jacob
2010 La Raison du moindre État : le néolibéralisme et la justice, Odile Jacob
2008 Les Vertus du juge, Dalloz
2006 Les nouvelles sorcières de Salem : leçons d’Outreau, Paris, Le Seuil
2005 Les Juges dans la mondialisation : la nouvelle révolution du droit, Le Seuil
2003 Juger en Amérique et en France : culture juridique française et common law, Odile Jacob
2002 Des crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner : pour une justice internationale, Odile Jacob
2001 Et ce sera justice : punir en démocratie, Odile Jacob
2000 Quelle autorité ? : une figure à géométrie variable, Autrement
1997 Bien juger : essai sur le rituel judiciaire, préface de Jean Carbonnier, Odile Jacob
1995 Carnets du Palais : regards sur le Palais de justice de Paris, Albin Michel
1982 « Le Rituel judiciaire : étude de sociologie juridique sur les formes symboliques du droit », thèse de doctorat de droit privé